Roy, tu viens de m’apprendre, hors micro, qu’il s’agit de la première interview qu’une radio française te consacre. Cela parait incroyable tant ta carrière est riche… Quelle est, de ce fait, la première chose que tu aimerais dire aux auditeurs français ?
Simplement les informer que j’ai sorti, récemment, un nouvel album qui me tient particulièrement à cœur. J’en suis très fier, je le trouve très bon… L’enregistrement de ce dernier s’est achevé en septembre 2009, pour une sortie commerciale en 2010.
Ce CD, « Tuxedo Blues », m’a permis de remporter de nombreux prix internationaux. Pas plus tard que hier soir j’ai reçu un « Award » attribué par l’Académie du Jazz en France.
C’est monsieur Jacques Périn, le fondateur du magasine Soul bag, qui me l’a remis avant mon concert. Je n’avais, en effet, pas pu me rendre au Théâtre du Châtelet, le 12 janvier dernier pour la cérémonie officielle.
Aujourd’hui, je suis vraiment très heureux de pouvoir me retrouver face à toi dans le cadre de ton émission de radio "Route 66". C’est une chose très « excitante » car aucune radio française n’a pris le temps de m’interviewer auparavant… Pourtant, je suis venu, dans ce pays, pour la première fois en 1975 !
Ma mémoire me joue, peut être, des tours mais ce qui est sûr c’est qu’aucun DJ français, avant toi, n’a parcouru autant de kilomètres pour venir à ma rencontre…
Quoiqu’il en soit, cela ne m’empêche pas de savoir d’où je viens et où je dois aller…
Même si je sais que le présent a, à tes yeux, plus d’intérêt que le passé. J’aimerais, tout de même, débuter cet entretien en parlant de ton enfance à Houston…
Bien sûr, cela ne pose aucun problème…
J’ai commencé l’apprentissage de la musique en jouant du piano. Je devais avoir 6 ans et j’ai continué jusqu’à mes 14 ans. C’est à cet âge là que je me suis fortement investi dans la pratique de la guitare.
Parallèlement, je travaillais en distribuant les journaux.
Malgré tout, je ne cessais d’amplifier ma pratique de l’instrument. Je possédais alors une guitare de marque Kay et un ampli…
En fait, je n’ai, réellement, travaillé que 3 mois avant de pouvoir réellement me lancer dans la musique et de me produire dans des Clubs. Tout s’est passé très vite, j’étais dans un bon « move ». A partir de ce moment là, tout ce que j’ai fait s’est articulé autour de la guitare…
Ton frère, Grady Gaines (né en 1934 qui, outre avoir enregistré 3 albums sous son propre nom, a été l’accompagnateur d’artistes tels que Little Richard, Sam Cooke, James Brown, Joe Tex, Jackie Wilson etc…), qui était saxophoniste a-t-il eu une grande influence sur toi ?
Oui, d’ailleurs il est la raison pour laquelle je suis passé du piano à la guitare !
En effet, j’étais pianiste dans son groupe et je trouvais que cet instrument manquait d’énergie lorsque j’attaquais des solos.
De plus, je dois t’avouer que les filles préféraient déjà les guitaristes dans la lignée de Guitar Slim ou d’Albert Collins. Elles suivaient leurs carrières respectives, ils étaient déjà connus au Texas… Le fait de pouvoir compter sur l’attention de groupies n’était pas un fait négligeable pour débuter une carrière…
Quels étaient, d’ailleurs, les guitaristes qui comptaient le plus pour toi à cette période ?
J’appréciais beaucoup de guitaristes dans des styles très différents…
Celui qui m’a le plus influencé est, sans aucun doute, Clarence Hollimon. Il m’a appris beaucoup de choses et c’est son chemin que je me suis efforcé de suivre.
Je crois, qu’au même moment, tu as fait la connaissance de Johnny Copeland qui est également devenu l’un de tes bons amis…
Oui nous étions très liés et nous nous retrouvions souvent sur scène à l’affiche des mêmes shows.
Johnny, Cal Green (et son frère Clarence Green), Clarence Hollimon et Albert Collins étaient les guitaristes dont j’étais le plus proche. Ils m’ont tous beaucoup influencé et c’est eux qui m’ont ouvert les portes qui donnent sur le monde de la guitare. Nous avons tous travaillé dans les mêmes réseaux, sur les mêmes labels… Nos carrières sont restées très proches…
Ensemble, nous avons participé à des « jam sessions » formidables. J’y ai appris beaucoup de choses à leurs côtés. La scène de Houston était vraiment très riche, nous étions dans l’ombre de géants tels que T Bone Walker, Guitar Slim, Clarence « Gatemouth » Brown…
C’était vraiment une très bonne école pour apprendre et devenir un guitariste.
Dans quelles circonstances as-tu vu T Bone Walker pour la première fois?
C’était alors que j’avais 14 ans (en 1951, nda). C’était au City Auditorium (grande salle de 7000 places créée en 1910, nda)…
Cet endroit était très réputé, il y avait des bals, des spectacles en tous genres (Caruso s’y est produit en 1920, nda), des combats de catch. Des promoteurs noirs en ont fait un lieu incontournable où de nombreux artistes de blues se sont produits. Si les publics ne se mélangeaient pas encore à cette époque, il est remarquable de constater que pour les concerts de T Bone Walker, tout le monde était réuni. Ainsi, lors de ses shows, la salle étaient remplie d’afro-américains mais aussi de mexicains et de blancs.
Les rues adjacentes étaient gorgées de personnes et tout le monde voulait entrer. Cet artiste était le plus grand fédérateur de son époque, il était immense…
Il assurait le spectacle à tous les points de vue. Que ce soit au niveau des vêtements, de sa performance, de sa gentillesse vis-à-vis des autres musiciens…
As-tu souvent eu l’occasion de jouer avec lui ?
Dès la première fois où je l’ai vu…
Il m’a invité à le rejoindre sur scène et j’ai pu l’accompagner sur un morceau.
Bien sûr, j’étais vraiment « effrayé » de me retrouver à ses côtés… Il m’a aidé à me relaxer, m’a tendu sa guitare afin que je joue quelque chose. Ensemble, nous avons interprété la chanson « Cold Cold Feeling »…
C’est donc peu après que tu as commencé à te produire professionnellement…
Pour tout te dire, j’ai commencé à me produire de manière professionnelle 3 mois après avoir commencé à jouer de la guitare. Le fait d’avoir été pianiste auparavant m’a aidé. La transition a été plus facile.
Dès lors tu as collaboré avec un nombre important d’artistes. La liste est si longue et si prestigieuse que je ne sais par où commencer…
Je suis resté un certain temps à Houston où se trouvait une compagnie de disques nommée Peacock Records (active de 1949 à 1973, nda). Mon frère y était aussi musicien de studio et c’est pour ce label que je me suis retrouvé à jouer derrière de nombreux artistes. Parmi eux je peux te citer Junior Parker, Billy Wright, Clarence « Gatemouth» Brown, Johnny Ace, Earl Forest qui a été une grande source d’inspiration pour moi. Il était un grand batteur, a signé des artistes chez Duke et Peacock Records…
Son talent a fait beaucoup pour les carrières de BB King, Johnny Ace ou Bobby « Blue » Bland entre autres. Il a même eu des hits sous son propre nom… Il n’est pas reconnu à sa juste valeur pourtant il est un nom essentiel du blues, il a fait plusieurs fois le tour du monde. Il venait de Memphis et j’étais très proche de lui. C’est lui qui m’a permis de jouer dans de cadre de nombreuses sessions alors que je venais juste de commencer. Il ne faut pas oublier qu’il était aussi un grand chanteur et auteur-compositeur, même s’il n’a jamais été classé numéro 1.
Plus tard tu as, aussi, accompagné le groupe The Jazz Crusaders…
En fait, je connaissais déjà les membres du groupe alors que nous n’étions que des gamins.
Nous fréquentions le même collège…
De ce fait nous jouions dans les mêmes orchestres d’étudiants et avions les même professeurs de musique. C’est à leurs tous débuts que je les ai accompagnés. Leur musique lorgnait principalement du côté du jazz et c’est moi qui ai fait en sorte que leur programme inclus davantage de blues. Il n’y avait que de grands talents dans cette formation réunissant Joe Sample au piano (que l’on retrouve, en tant qu’invité, sur l’album « Tuxedo Blues », nda), Stix Hopper la batterie, Wilton Felder au sax, sans oublier Wayne Henderson au trombone. Ils sont devenus célèbres sous le nom The Jazz Crusaders (en 1961) puis de The Crusaders (à partir de 1971, nda).
Quelques années plus tard (en 1966), tu as intégré le Big Band de Ray Charles. Je suppose que cela a, aussi, du être une expérience fabuleuse…
Je n’ai jamais plus côtoyé une personne comme Ray Charles, il était unique…
A lui tout seul, il représente un facteur important dans l’évolution du music business. Il a créé un style dont beaucoup de gens disent qu’il vient du gospel. Cependant, il n’a jamais été d’accord avec cette façon sommaire de résumer la chose.
Il était très habille et avait une mémoire incroyable. Je pense que cette capacité était liée au fait qu’il soit aveugle.
Jouer de la musique était, pour lui, une seconde nature… il pensait musique à longueur de journées. C’est une des choses les plus incroyables que j’ai vues dans ma vie. J’ai joué avec lui pendant, environ, deux ans. Durant cette période, j’ai participé à toutes ses tournées et à toutes ses sessions d’enregistrement.
Il a même enregistré l’une de mes chansons, « No Use Cryin’ » (album « Crying Time » en 1966, nda). Je pense qu’il a décidé d’interpréter ma chanson car un autre titre de l’album (« Crying Time » justement) lui faisait chanter « Oh, it’s crying time again, you’re gonna leave me… ». Cette association devait lui paire.
Note de l’auteur : Alors que nous évoquions Ray Charles, le hasard a fait que les haut-parleurs du bar du Méridien se sont mis à diffuser le titre « In the heat of the night » de ce dernier (co-écrit avec Quincy Jones pour le film du même titre, datant de 1967, réalisé par Norman Jewison et interprété, entre autres, par Sidney Poitier, Warren Oates, Rod Steiger…). Ce qui fera dire à Roy « Ray chante un gospel pour moi »…
Tu as, aussi, accompagné des artistes dans des registres très différents que le tien (Diana Ross pour la pop, The Everly Brothers pour le rock et la country music…). Cela t’a-t-il demandé de fournir un travail supplémentaire afin de t’adapter à leurs sons ?
J’en reviens à ce que je t’ai dis auparavant…
J’étais, au départ, un pianiste… Quand tu joues de cet instrument, tu peux jouer de n’importe quel autre et tu as un grand avantage pour comprendre tout ce qui se rapporte à la musique. Quand j’étais jeune, j’étais intéressé par le fait de faire valoir ma propre performance de guitariste. Mais depuis longtemps, je m’appuie davantage sur mon habilité technique qui vient du piano. Je l’applique à la guitare et cela me permet de m’ouvrir de nouveaux horizons. Je peux ainsi enregistrer avec des musiciens dans des styles très différents. Je sais lire la musique depuis mon plus jeune âge…
Quand tu apprends la musique par le piano, il t’est beaucoup plus facile de comprendre tous les rouages et les particularités de cet art. J’en suis très heureux car, grâce à cet avantage, j’ai pu graviter dans des milieux très différents les uns des autres. Quand j’étais à New-York j’ai ainsi pu jouer avec Jimmy Rushing, Rose Marie Mc Coy mais aussi avec des musiciens de jazz comme Coleman Hawkins, Billie Holiday… J’ai eu cette chance de pouvoir accompagner tous les gens qui m’ont sollicité à un moment ou à un autre. Je peux me targuer d’avoir une bonne capacité d’adaptation et de comprendre facilement ce qui m’est demandé…
Avec toutes ces expériences aussi variées, ton style a-t-il beaucoup évolué au fil des année. Comment le qualifierais-tu aujourd’hui ?
Mon univers actuel se limite à cette appellation : Roy Gaines et son Orchestre jouent « Tuxedo Blues ».
Le terme « Tuxedo Blues » résume à merveille le son que je me suis forgé tout au long de ma carrière. C’est un style qui s’adapte parfaitement à toute la gamme musicale qui peut être interprétée par un Big Band. Ce style, en évoluant, s’est aussi inspiré de l’évolution même de la musique.
Ce « Tuxedo Blues » est donc le parfait résumé de ma nouvelle forme de blues. C’est aussi ma manière de me sentir libre, que je me produise avec un Big Band ou une formation plus réduite. C’est un point entre une distance passée et une distance future… Un endroit où je veux aller et où je ne me fixe aucune frontière. Voilà ce que résume, pour moi, ce terme…
As-tu une idée du nombre de disques que tu as enregistrés sous ton propre nom ?
J’ai dû enregistrer 19, peut être 20, albums et CD. A raison de 10 à 14 chansons par disque, cela correspond déjà à un gros répertoire en solo…
J’ai donc plus de 200 titres à mon actif auxquels il faut ajouter toutes les sessions que j’ai pu faire. Cela va de Diana Ross (sessions + tournées) à Harry Belafonte en passant par, Della Reese, Aretha Franklin, Milt Buckner, The Supremes, Albert King, Stevie Wonder etc…
Je suis incapable de dire sur combien de morceaux il est possible de m’entendre depuis mes débuts. Très tôt j’ai joué pour Chuck Willis, par exemple, puis j’ai alterné avec des centaines d’artistes, des plus connus aux plus obscurs…
J’ai aussi participé à des shows de télévision et j’ai collaboré à la Bande Originale du film « La Couleur Pourpre » (sorti en 1985 et réalisé par Steve Spielberg, nda) au sein duquel je tiens, aussi, un petit rôle.
C’est incroyable, tu peux vraiment être considéré comme la mémoire du blues. Tu as connu et joué avec les plus grands…
Parmi les guitaristes en activité c’est probablement le cas…
Ceci dit, je ne suis pas qu’une mémoire… Je regarde toujours en avant et continue d’apprécier tous les jeunes musiciens qui ont du talent…
Ton premier album, sous ton propre nom, « Superman » a été enregistré en 1975 pour le compte du label français Black & Blue. On sent que ce pays a joué un rôle important dans ta carrière…
Oui la France est, tout simplement, ma « base » en Europe depuis 1975...
Nous sommes en 2011 et, comme je te le disais en début d’entretien, hier soir j’ai reçu les honneurs de l’Académie du Jazz. Cette récompense, reçue des mains de Jacques Périn, est un peu une manière de « boucler la boucle ». En effet, c’est lui qui avait écrit les « liner notes » sur la pochette de l’album « Superman ».
Je ne l’avais pas revu depuis très longtemps et je ne savais plus à quoi il ressemblait ni quel était son caractère. Pourtant, lorsque je l’ai vu, le feeling est immédiatement passé entre nous. Depuis le premier jour je sais qu’il soutien, par le biais de la revue « Soul Bag » qu’il a créée, ma carrière. J’ai souvent eu l’honneur de ses colonnes… Il a su reconnaître l’importance de ma musique et je lui en serai toujours reconnaissant. C’était bon de le revoir après 35 ans…
Tu es très apprécié, par de nombreux musiciens et amateurs de blues, en France. Mais toi, quel est le guitariste qui te touche le plus ?
Je pense que c’est Wes Montgomery (1925-1968) qui avait un très bon style. Il a apporté une approche nouvelle de l’instrument et il a mené une véritable « étude » afin de porter sa musique très haut. J’essaye de suivre cet exemple en ce qui concerne ma nouvelle approche du blues avec un Big Band.
C’est une recherche indépendante qui tend à trouver de nouveaux angles au blues, au jazz, au gospel etc…
Wes Montgomery n’avait qu’un groupe restreint à ses côtés puisqu’il se produisait sous la forme d’un quartet. Même s’il a, parfois, bénéficié d’un Big Band ou d’un orchestre à cordes pour certains de ses enregistrements…
Peux-tu me parler de tes projets ?
Je suis au milieu de 3 nouveaux projets mais, par superstition, je préfère éviter de trop en parler...
Ce sont des projets indépendants car je sors mes disques sur mon propre label. C’était déjà le cas pour « Tuxedo Blues » qui m’a demandé un gros investissement personnel, à tous les niveaux.
Le fait de me produire avec un Big Band était un vieux rêve.
Cela me permet de rendre hommage et de suivre les traces de gens tels que Count Basie, Duke Ellington, Benny Goodman, Glenn Miller et tous les grands leaders du genre. Ces personnalités ont traversé la planète de part en part avec leurs Big Bands respectifs. Tous ceux qui ont assisté à ces shows, à l’époque, ne peuvent les oublier…
Pour monter ce projet j’ai pu compter sur l’appui, avec mon label, de gens de ma famille et de ma petite amie. Toutes et tous ont mis la main à la poche pour que ce rêve, auquel je croyais, puisse devenir réalité. Aujourd’hui, je suis heureux de pouvoir défendre ce disque en France et me consacre uniquement à sa promotion. Il représente une telle masse de travail !
Pour le reste, j’espère que nous aurons l’occasion d’en discuter ensemble en temps voulu…
Je voudrais, pour conclure, simplement te dire à quel point je suis fier de pouvoir être mis à l’honneur dans ton émission. Je suis touché par ton intérêt pour ma carrière et pour mes derniers travaux. C’est aussi un honneur pour moi de pouvoir me produire un peu partout dans le monde. Cette semaine passée au Jazz Club Etoile de l’hôtel Méridien à Paris à été un vrai plaisir.
Je me produirai, dans quelques jours à Monte Carlo (au Moods Music Bar du 12 au 16 avril 2011, nda). J’espère que je pourrai revenir avec mon Big Band même si, sur cette tournée, nous arrivons à obtenir un son qui se rapproche du disque avec mes 6 musiciens (David Richards à la trompette, Ken Moran au saxophone ténor, Max Kaplan au saxophone baryton, Bill Fulton au piano, Shane Harry à la basse et Steve Pemberton à la batterie, nda). Vraiment, je tiens encore à te remercie pour m’avoir, par ton intérêt, permis de conclure cette semaine de manière aussi agréable…
Remerciements : Jean-Pierre Vignola
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